vendredi 15 octobre 2021

Quels changements d'origine et de répartition des grives hivernant en France au cours des 70 dernières années ?

Grive litorne avant le relâcher (A. Sauvage)
D'où viennent les grives et merle hivernant en France ? Cette question n'a plus été abordée au cours des 3 décennies passées (Claessens 1988, 1990, 1991). Or ces décennies ont été marquées par de multiples modifications environnementales globales, en particulier la dégradation des habitats et les changements climatiques. Ces modifications influencent le nombre d'individus d'une espèce migratrice qui gagnent l'aire d'hivernage historique de l'espèce: la dégradation des habitats réduit leur nombre (taille de population), et le réchauffement climatique réduit la proportion d'individus qui vont migrer en hiver, et réduit la distance parcourue par ces migrateurs (l'aire d'hivernage se rapproche de l'aire de reproduction). Les turdidés étant par ailleurs un gibier recherché dans le Sud de l'Europe, et en particulier en France (Eraud et al. 2017), il était opportun d'actualiser nos connaissances sur l'origine des turdidés hivernant en France (ou y passant en migration), et de caractériser comment ces oiseaux migrateurs se répartissent au travers du territoire métropolitain. Ces questions sont l'objet d'un article publié cette semaine par Lahournat et al. (2021) dans la revue European Journal of Wildlife Research.

Cette étude confirme que la France héberge en période internuptiale des turdidés provenant de l'ensemble de l'Europe (Ouest, Nord et Est). En général, les populations d'Europe de l'Ouest sont retrouvées sur la moitié ouest de la France, alors que les populations d'Europe centrale se répartissent sur la moitié sud de la France. Cette ségrégation spatiale au sein de la France (faible recouvrement des aires d'hivernage entre origines) est la plus marquée pour le merle noir, la grive musicienne et la grive litorne. Les populations allemandes, de position géographique intermédiaire, sont quant à elles peu ségrégées. La comparaison de ségrégation spatiale entre avant et après 1980 ne révèle que peu de changements temporels sur l'ensemble des espèces et origines. 

Le tableau 1 de l'article détaille les origines et leurs changements au cours du temps. Pour l'interpréter, il faut tenir compte du fait qu'après 1980, la proportion d'oiseaux bagués retrouvés en France a fortement diminué (14.5 fois moins sur l'ensemble des origines et des espèces), sans que nous sachions la part de la biologie (réduction de la propension à migrer, Rivalan et al. 2007) et la part de biais temporels (diminution des prélèvements cynégétiques et/ou moindre transmission des observations). Néanmoins, en comparant les valeurs entre espèces, nous pouvons révéler les particularités de leurs comportements migratoires respectifs.

Le merle noir, la grive musicienne, la grive draine et la grive litorne ont des origines géographiques relativement similaires: les populations d'Europe centrale et du Nord-Ouest (Benelux et Danemark), ainsi que celles des Pays baltes, ont les proportions les plus élevées d'oiseaux gagnant la France. A l'inverse, les populations scandinaves atteignent la France en faible proportion (y compris pour la grive litorne), et les oiseaux des îles britanniques sont largement sédentaires. 

Le merle noir se distingue comme étant l'espèce la moins migratrice (avec une moyenne de 0.3% d'oiseaux bagués repris en France, contre 1.4% pour les grives). Et, avec la grive musicienne, ce sont les espèces pour lesquelles la propension a migrer vers le France a le plus diminué au cours des dernières décennies (avant vs. après 1980), probablement explicable par une sédentarisation croissante. 

Les grives musiciennes sont d'origine plutôt occidentale (populations d'Europe du Nord-Ouest atteignant la France en plus grande proportion que les populations d'Europe centrale), alors que les grives litornes sont d'origine plus orientale (rapport inversé entre ces deux régions). Pour la grive musicienne, les contributions relatives des différentes origines sont restées stables entre les deux périodes d'étude. La grive litorne se distingue par des populations d'Europe du Nord-Ouest ayant maintenu une propension à migrer vers la France relativement élevée (cette origine ayant diminué plus fortement pour les trois autres espèces). 

La grive mauvis a l'aire de reproduction la plus nordique, ce qui se retrouve dans son comportement migratoire: c'est l'espèce pour laquelle la proportion d'oiseaux atteignant la France en hiver a le moins diminué.

Pour les cinq espèces, y compris les deux espèces avec les origines les plus nordiques (grives mauvis et litorne), les populations scandinaves se distinguent comme étant celles atteignant la France dans les plus faibles proportions. Par contre, au cours du temps, ce sont aussi les populations pour lesquelles la propension à migrer vers la France a le moins diminué: ces populations sont restées les plus migratrices (soit, se sont le moins sédentarisées).

Ces analyses récentes, re-traitant de questions anciennes avec de nouvelles méthodes et 30 ans de données supplémentaires, ont été possibles grâce à l'implication de milliers de bagueurs d'oiseaux bénévoles et professionnels qui ont marqué des oiseaux au travers de toute l'aire de reproduction (et en migration) au cours des 70 ans passés. Cette réalisation est tout autant le fruit de la contribution volontaire de milliers de chasseurs (et de fédérations départementales des chasseurs promouvant le transfert des données) puisque 80% des données utilisées proviennent d'oiseaux prélevés à la chasse. C'est cette collaboration historique et saine entre naturalistes, chercheurs et chasseurs, qui permet d'obtenir une image aussi détaillée des changements de biologie hivernale d'espèces exploitées au cours de décennies, informant tant leur gestion que leur conservation.

Le présent article est le fruit du travail de doctorat de Maxime Lahournat, financé par l'Office Français pour la Biodiversité, et a reposé sur un important travail de saisie informatique des données de baguage historiques, réalisé par Khaldia Akkari et Marielle Péroz du CRBPO et des agents de l'équipe Avifaune migratrice de l'Office Français de la Biodiversité. Tous les centres nationaux de baguage en Europe ont également été mis à contribution, fournissant à Maxime Lahournat les nombres mensuels d'oiseaux bagués par espèce pour chaque année disponible en archive.

Pour en savoir plus, lisez la publication complète:

Lahournat, M., Jiguet, F., Villers, A., Eraud, C., & Henry, P.-Y. (2021). Where do thrushes migrating to France come from? Within-France distribution and temporal changes over 70 years. European Journal of Wildlife Research, 67(6), 95.(lien de consultation) (lien vers site de l'éditeur).

Références citées:

Claessens, O. (1988). Migration et hivernage en France des grives musiciennes (Turdus philomelos) d’origine étrangère. Gibier Faune Sauvage 5:359–388. (lien direct)

Claessens, O. (1990). Hivernage et migration des grives mauvis (Turdus iliacus) en France d’après les reprises d’oiseaux bagués. Gibier Faune Sauvage 7:1–20. (lien direct)

Claessens, O. (1991). Influence des vagues de froid sur l’hivernage des grives mauvis (Turdus iliacus) en France: une analyse des reprises de bagues. Alauda 59:43–58. (lien direct)

Eraud, C., Roux, D., Georgeons, Y., Rieutort, C., Blanchy, B., & Aubry, P. (2017). Estimation des tableaux de chasse des grives et du merle noir en France pour la saison 2013-2014. Faune Sauvage 316, 12–19. (lien direct)

Rivalan, P., Frederiksen, M., Loïs, G., & Julliard, R. (2007). Contrasting responses of migration strategies in two European thrushes to climate change. Global Change Biology, 13(1), 275–287. (lien direct).

Rédacteur: Pierre-Yves Henry

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