vendredi 22 octobre 2021

Des indicateurs locaux pour renseigner sur le fonctionnement des populations de passereaux en hiver

Capture en SPOL Mangoire (M. Herrmann)
Le suivi des populations d'oiseaux communs en hiver est difficile car les oiseaux sont en faible densité, agrégés et très mobiles. La principale manière pour documenter le fonctionnement des populations hivernantes de manière standardisée est de les attirer avec de la nourriture. C'est le principe du Suivi par baguage des Populations d'Oiseaux Locaux à la Mangeoire (SPOL Mangeoire): en distribuant des graines régulièrement, nous parvenons à documenter le fonctionnement hivernal des espèces granivores (principalement les mésanges et les fringilles). Ce suivi a démarré en 2007, et a collecté jusqu'à présent 611816 données pour 453944 individus de 135 espèces, générant 123942 contrôles au sein du même hiver, et 33697 contrôles d’un hiver à l’autre. Vingt-cinq espèces sont documentées par, en moyenne, plus de 50 individus capturés par hiver.

Sur le même principe que pour le suivi des passereaux communs en reproduction, nous venons de produire une série d'indicateurs caractérisant l'état et le fonctionnement des populations de passereaux communs en hiver, sur la base des données du SPOL Mangeoire. Nous assemblons ces indicateurs dans des rapports individualisés pour chacun des 151 sites ayant appliqué correctement le protocole pendant au moins 3 hivers successifs. Le but de ces rapports est que chacun puisse comprendre si les variations qu'il observe d'une année sur l'autre sur son site sont plutôt attribuables à des phénomènes généraux (p. ex. hiver doux à l'échelle nationale; la majorité des sites varient de la même façon), versus à des phénomènes locaux, spécifiques du site (p. ex. coup de froid, pratiques agricoles environnantes). Ces rapports ont vocation à être actualisés après chaque hiver.

Ces rapports reposent sur 5 indicateurs rendant compte des variations entre sites et d'une année sur l'autre:
- de l'abondance des passereaux (le nombre d'individus capturés),

- de la stabilité des oiseaux hivernants (basé sur les différences de nombre d'individus capturés entre mois, et sur les recaptures d'oiseaux marqués d'un mois sur l'autre),

- de leur reproduction passée et leur propension à migrer (dit structure en âge: proportion de jeunes parmi les oiseaux capturés), 

- de leur survie et leur fidélité au site (proportion d'individus retrouvés sur le même site l'année suivante), et

- de leur condition corporelle (masse relative).

Vous trouverez sur le site du CRBPO, à la page dédiée au SPOL Mangeoire, un exemple de rapport, ainsi que certains indicateurs présentés à l'échelle nationale pour la période 2007-2021.

La production de ces indicateurs a été possible grâce aux contributions de 260 bagueurs, au développement d’un programme d’analyse spécifique coordonné par Romain Lorrillière, et à l'écriture de ce programme par Sophie Benboudjema (stage volontaire de master 1, Ecole Polytechnique) et Romane Fort en 2021 (stage volontaire de master 1, Ecole Nationale Supérieur d'Agronomie de Toulouse), et grâce au soutien de l’ANR-16-CE2-0007 DEMOCOM. Il s'agit d'une première version, que nous affinerons ultérieurement.

Rédacteur: Pierre-Yves Henry

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Pourquoi les passereaux déclinent sur certains sites alors qu'ils augmentent sur d'autres ? Car ils se reproduisent tous mal lorsque l'habitat local est de mauvaise qualité

Les oiseaux de milieux agricoles ou bâtis déclinent fortement, alors que les espèces généralistes ou de milieux forestiers se maintiennent, voire augmentent (Fontaine et al. 2021). En sus, les oiseaux hivernants en Afrique tropicale humide déclinent, alors que les espèces résidentes ou migrant vers l'Afrique tropical aride sont en majorité stables, voir en croissance. Ces patrons macroscopiques identifient les changements environnementaux globaux en cours, c'est à dire qui impactent les oiseaux (et la biodiversité) de la même façon sur de très larges échelles spatiales, et dont l'évitement, la réduction et la compensation relèvent d'actions globales (politiques publiques nationales et internationales).

Mais en sus de ces trajectoires communes, on constate que les tendances de taille des populations (abondance) en période de reproduction varient fortement d'un site à l'autre. Cette question a fait l'objet d'une récente analyse européenne (Morrison et al. 2021), utilisant les comptages standardisés (comme le Suivi Temporel des Oiseaux Communs par points d'écoute) pour déterminer les tendances de population pour 13859 sites (80 espèces), et utilisant les suivis par capture-recapture standardisés (similaires au Suivi Temporel des Oiseaux Communs par capture) pour déterminer la survie annuelle adulte et la productivité sur 336 sites (26 espèces). 

Le constat général est particulièrement clair et marquant: au sein d'un même site, les tendances temporelles d'abondance sont très similaires entre espèces, quelles que soient leurs destinations hivernales. Cela nous indique que les conditions locales pendant les 4-5 mois où les espèces se retrouvent dans un même lieu pour s'y reproduire, vont être plus déterminantes pour le devenir des populations locales (déclin ou augmentation) que les contraintes qu'elles rencontreront sur tout le reste de l'année, en migration et/ou en hiver.

Et il s'avère que la productivité présente la même relation (très forte covariation entre sites): sur les sites où la reproduction est mauvaise, elle est mauvaise pour la majorité des espèces - qu'elles soient résidentes ou migratrices (et inversement, quand la reproduction est bonne). La survie annuelle par contre est beaucoup plus variable entre espèces d'un même site (en particulier pour les espèces migratrices), expliquant probablement le déclin généralisé des migrateurs hivernant en Afrique tropicale humide.

Ces résultats nous montrent que, même pour les espèces ne passant que 4-5 mois sous nos latitudes pour s'y reproduire, la qualité de l'habitat de reproduction est déterminante pour assurer leur succès reproducteur, et la pérennité de leurs populations locales. Conserver la qualité des habitats en période de reproduction préserve donc le devenir de l'ensemble des oiseaux communs, résidents comme migrateurs. Ce constat suggère la nécessaire complémentarité d'actions globales (par pression anthropique ou par habitat) et locales (par 'hotspot local' de déclin) visant à améliorer la fonctionnalité des écosystèmes en période de reproduction.

Cette étude a été possible grâce à la contribution de dizaines de milliers de compteurs d'oiseaux bénévoles, et de centaines de bagueurs d'oiseaux bénévoles, dans toute l'Europe. Nous devons cette étude également à Rob Robinson, qui coordonne le programme European Constant Effort Sites pour EURING.

D'un point de vue méthodologique, cette étude est aussi une illustration de l'importance de suivre un protocole commun standardisé. Pour cette étude, seules les sites de Constant ringing Effort Site (dénomination internationale pour le STOC Capture, Robinson et al. 2009) réalisant au moins 8 sessions de capture en période de reproduction ont été intégrés, de manière à ce que les valeurs de productivité (nombre de jeunes capturés par adulte capturé) soient comparables entre sites. Or pour la France, lors du lancement du STOC Capture (Julliard & Jiguet, 2002), nous avons décidé de faire un protocole différent, avec seulement 3 à 7 sessions de capture par printemps. Ainsi, les données du STOC Capture se sont trouvées exclues de cette étude internationale majeure ! C'est la sanction pour ne pas avoir suivi le protocole commun international. Ceci nous rappelle à tous, bagueurs réalisant les protocoles proposés par le CRBPO, et CRBPO participant à des projets internationaux, à quel point il est important de suivre le protocole commun. Le choix de protocole fait pour la France est le fruit d'un compromis donnant sciemment la priorité à la maximisation du nombre de sites (~140 sites par an, ce qui est le plus grand nombre de sites suivis annuellement dans un pays européen), alors que dans les autres pays, la priorité est donnée à la précision du suivi sur chaque site (avec 1 session de capture par semaine ou tous les quinze jours). La priorisation du nombre de sites nous permet aujourd'hui d'autres types d'analyses qui ne seraient pas possibles dans les autres pays (p. ex. la production d'indicateurs locaux d'intérêt relativisés à une référence nationale, permettant l'évaluation d'actions locales sur l'habitat, recommandée par Morrison et al. 2021).

Pour en savoir plus, lisez l'article:

Morrison, C. A., Butler, S. J., Robinson, R. A., Clark, J. A., Arizaga, J., Aunins, A., Baltà, O., Cepák, J., Chodkiewicz, T., Escandell, V., Foppen, R. P. B., Gregory, R. D., Husby, M., Jiguet, F., Kålås, J. A., Lehikoinen, A., Lindström, Å., Moshøj, C. M., Nagy, K., Leal Nebot, A., Piha, M., Reif, J., Sattler, T., Skorpilova, J., Szép, T., Teufelbauer, N., Thorup, K., van Turnhout, C., Wenninger, T., & Gill, J. A. (2021). Covariation in population trends and demography reveals targets for conservation action. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 288(1946), 20202955.

Références citées:

Fontaine, B., Moussy, C., Chiffard Carricaburu, J., Dupuis, J., Corolleur, E., Schmaltz, L., Lorrillière, R., Loïs, G., & Gaudard, C. (2021). Suivi des oiseaux communs en France 1989-2019 : 30 ans de suivis participatifs. MNHN- Centre d'Ecologie et des Sciences de la Conservation, LPO BirdLife France - Service Connaissance, Ministère de la Transition écologique et solidaire. Paris, France. 46 p. (lien vers page internet). 

Julliard, R., & Jiguet, F. (2002). Un suivi intégré des populations d’oiseaux communs en France. Alauda, 70(1), 137–147. (lien direct)

Robinson, R. A., Julliard, R., & Saracco, J. F. (2009). Constant effort: Studying avian population processes using standardised ringing. Ringing & Migration, 24(3), 199–204. (lien direct)

 

Rédaction: Pierre-Yves Henry


vendredi 15 octobre 2021

Quels changements d'origine et de répartition des grives hivernant en France au cours des 70 dernières années ?

Grive litorne avant le relâcher (A. Sauvage)
D'où viennent les grives et merle hivernant en France ? Cette question n'a plus été abordée au cours des 3 décennies passées (Claessens 1988, 1990, 1991). Or ces décennies ont été marquées par de multiples modifications environnementales globales, en particulier la dégradation des habitats et les changements climatiques. Ces modifications influencent le nombre d'individus d'une espèce migratrice qui gagnent l'aire d'hivernage historique de l'espèce: la dégradation des habitats réduit leur nombre (taille de population), et le réchauffement climatique réduit la proportion d'individus qui vont migrer en hiver, et réduit la distance parcourue par ces migrateurs (l'aire d'hivernage se rapproche de l'aire de reproduction). Les turdidés étant par ailleurs un gibier recherché dans le Sud de l'Europe, et en particulier en France (Eraud et al. 2017), il était opportun d'actualiser nos connaissances sur l'origine des turdidés hivernant en France (ou y passant en migration), et de caractériser comment ces oiseaux migrateurs se répartissent au travers du territoire métropolitain. Ces questions sont l'objet d'un article publié cette semaine par Lahournat et al. (2021) dans la revue European Journal of Wildlife Research.

Cette étude confirme que la France héberge en période internuptiale des turdidés provenant de l'ensemble de l'Europe (Ouest, Nord et Est). En général, les populations d'Europe de l'Ouest sont retrouvées sur la moitié ouest de la France, alors que les populations d'Europe centrale se répartissent sur la moitié sud de la France. Cette ségrégation spatiale au sein de la France (faible recouvrement des aires d'hivernage entre origines) est la plus marquée pour le merle noir, la grive musicienne et la grive litorne. Les populations allemandes, de position géographique intermédiaire, sont quant à elles peu ségrégées. La comparaison de ségrégation spatiale entre avant et après 1980 ne révèle que peu de changements temporels sur l'ensemble des espèces et origines. 

Le tableau 1 de l'article détaille les origines et leurs changements au cours du temps. Pour l'interpréter, il faut tenir compte du fait qu'après 1980, la proportion d'oiseaux bagués retrouvés en France a fortement diminué (14.5 fois moins sur l'ensemble des origines et des espèces), sans que nous sachions la part de la biologie (réduction de la propension à migrer, Rivalan et al. 2007) et la part de biais temporels (diminution des prélèvements cynégétiques et/ou moindre transmission des observations). Néanmoins, en comparant les valeurs entre espèces, nous pouvons révéler les particularités de leurs comportements migratoires respectifs.

Le merle noir, la grive musicienne, la grive draine et la grive litorne ont des origines géographiques relativement similaires: les populations d'Europe centrale et du Nord-Ouest (Benelux et Danemark), ainsi que celles des Pays baltes, ont les proportions les plus élevées d'oiseaux gagnant la France. A l'inverse, les populations scandinaves atteignent la France en faible proportion (y compris pour la grive litorne), et les oiseaux des îles britanniques sont largement sédentaires. 

Le merle noir se distingue comme étant l'espèce la moins migratrice (avec une moyenne de 0.3% d'oiseaux bagués repris en France, contre 1.4% pour les grives). Et, avec la grive musicienne, ce sont les espèces pour lesquelles la propension a migrer vers le France a le plus diminué au cours des dernières décennies (avant vs. après 1980), probablement explicable par une sédentarisation croissante. 

Les grives musiciennes sont d'origine plutôt occidentale (populations d'Europe du Nord-Ouest atteignant la France en plus grande proportion que les populations d'Europe centrale), alors que les grives litornes sont d'origine plus orientale (rapport inversé entre ces deux régions). Pour la grive musicienne, les contributions relatives des différentes origines sont restées stables entre les deux périodes d'étude. La grive litorne se distingue par des populations d'Europe du Nord-Ouest ayant maintenu une propension à migrer vers la France relativement élevée (cette origine ayant diminué plus fortement pour les trois autres espèces). 

La grive mauvis a l'aire de reproduction la plus nordique, ce qui se retrouve dans son comportement migratoire: c'est l'espèce pour laquelle la proportion d'oiseaux atteignant la France en hiver a le moins diminué.

Pour les cinq espèces, y compris les deux espèces avec les origines les plus nordiques (grives mauvis et litorne), les populations scandinaves se distinguent comme étant celles atteignant la France dans les plus faibles proportions. Par contre, au cours du temps, ce sont aussi les populations pour lesquelles la propension à migrer vers la France a le moins diminué: ces populations sont restées les plus migratrices (soit, se sont le moins sédentarisées).

Ces analyses récentes, re-traitant de questions anciennes avec de nouvelles méthodes et 30 ans de données supplémentaires, ont été possibles grâce à l'implication de milliers de bagueurs d'oiseaux bénévoles et professionnels qui ont marqué des oiseaux au travers de toute l'aire de reproduction (et en migration) au cours des 70 ans passés. Cette réalisation est tout autant le fruit de la contribution volontaire de milliers de chasseurs (et de fédérations départementales des chasseurs promouvant le transfert des données) puisque 80% des données utilisées proviennent d'oiseaux prélevés à la chasse. C'est cette collaboration historique et saine entre naturalistes, chercheurs et chasseurs, qui permet d'obtenir une image aussi détaillée des changements de biologie hivernale d'espèces exploitées au cours de décennies, informant tant leur gestion que leur conservation.

Le présent article est le fruit du travail de doctorat de Maxime Lahournat, financé par l'Office Français pour la Biodiversité, et a reposé sur un important travail de saisie informatique des données de baguage historiques, réalisé par Khaldia Akkari et Marielle Péroz du CRBPO et des agents de l'équipe Avifaune migratrice de l'Office Français de la Biodiversité. Tous les centres nationaux de baguage en Europe ont également été mis à contribution, fournissant à Maxime Lahournat les nombres mensuels d'oiseaux bagués par espèce pour chaque année disponible en archive.

Pour en savoir plus, lisez la publication complète:

Lahournat, M., Jiguet, F., Villers, A., Eraud, C., & Henry, P.-Y. (2021). Where do thrushes migrating to France come from? Within-France distribution and temporal changes over 70 years. European Journal of Wildlife Research, 67(6), 95.(lien de consultation) (lien vers site de l'éditeur).

Références citées:

Claessens, O. (1988). Migration et hivernage en France des grives musiciennes (Turdus philomelos) d’origine étrangère. Gibier Faune Sauvage 5:359–388. (lien direct)

Claessens, O. (1990). Hivernage et migration des grives mauvis (Turdus iliacus) en France d’après les reprises d’oiseaux bagués. Gibier Faune Sauvage 7:1–20. (lien direct)

Claessens, O. (1991). Influence des vagues de froid sur l’hivernage des grives mauvis (Turdus iliacus) en France: une analyse des reprises de bagues. Alauda 59:43–58. (lien direct)

Eraud, C., Roux, D., Georgeons, Y., Rieutort, C., Blanchy, B., & Aubry, P. (2017). Estimation des tableaux de chasse des grives et du merle noir en France pour la saison 2013-2014. Faune Sauvage 316, 12–19. (lien direct)

Rivalan, P., Frederiksen, M., Loïs, G., & Julliard, R. (2007). Contrasting responses of migration strategies in two European thrushes to climate change. Global Change Biology, 13(1), 275–287. (lien direct).

Rédaction: Pierre-Yves Henry