Jeune balbuzard pêcheur avec balise télémétrique (O. Duriez) |
Depuis 2013, nous effectuons des suivis télémétriques de
balbuzards pêcheurs autour de la Méditerranée, en nous intéressant
essentiellement aux oiseaux nichant en Corse, et ceux issus de la
réintroduction dans le Parc Naturel de la Maremma, en Toscane (Italie). Ce
programme de recherche est porté par Flavio Monti, dans le cadre de sa thèse de doctorat
encadrée par deux chercheurs français (Olivier Duriez et David Grémillet, du Centre d'Ecologie Fonctionnelle et Evolutive) et deux chercheurs italiens (Leonida Fusani, Univ. de Ferrara, Andrea Sforzi, Museum de Grosetto), et soutenu par le conservateur
de la Réserve Naturelle Nationale de Scandola, Jean-Marie Dominici.
Nous avons pu mettre en évidence de nombreux éléments
nouveaux sur les comportements migratoires et l’écologie spatiale en hiver et en période
de reproduction (voir Références), et un article de diffusion scientifique, publié dans Ornithos (Monti et al 2017).
Nous revenons ici sur quelques faits surprenants et
anecdotes avec quelques morceaux choisis issus de la cinquantaine d’oiseaux
marqués entre 2013 et 2020.
Même si les balbuzards méditerranéens n’effectuent pas en
général de longues migrations comme leurs congénères d’Europe continentale vers
l’Afrique de l’Ouest, ils s’éparpillent volontiers autour du bassin
Méditerranéen (avec 30-50% des adultes qui sont résidents et restent près de
leurs nids). Dès la première année de suivi, en 2013, nous avons été
impressionnés par les déplacements au-dessus de la pleine mer.
Figure 1: Mouvements de balbuzards pêcheurs de Méditerranée (noir: femelle adulte; jaune: jeune/immature) |
Variantes de trajets entre lieux de reproduction et d'hivernage. Le premier exemple (Fig. 1: NOIR) concerne
une femelle adulte, marquée en mars 2013 près de Galéria (Corse). Après son
premier été en Corse, sur le littoral puis à l’intérieur des terres suite à
l’échec de sa reproduction, elle est partie vers son site d’hivernage, près de
Cadiz, en Andalousie (Espagne). Elle a effectué une longue traversée marine, en
partant de la côte ouest de la Corse à 8:30 le 10/08/2013, pour arriver
vers minuit à Majorque, y passer une journée puis repartir le 12/08 pour
rejoindre la côte espagnole. Au retour, en mars 2014, elle est restée davantage
dans les terres, jusqu’au Cap de Creus, à la frontière française, où elle a
choisi de couper tout droit à travers le Golfe du Lion, pour rejoindre la Camargue, puis
Marseille et retraverser la mer jusqu'à l’Ile d’Elbe, puis la Corse. A la fin de
l’été 2014, elle a rejoint son quartier d’hiver espagnol mais en passant par la
terre. Elle a rejoint la Côte d’Azur, vers San Remo, le 18/08/2014, et elle a
entrepris de couper dans les terres par le Var, puis longer le littoral vers la
Camargue, franchissant les Pyrénées par la Vallée d’Eyne le 21/08 à 9:30,
pour arriver le 24/08 à 14:00 vers Cadiz. Son chemin de retour en mars
2015 a été assez semblable à celui de l’année précédente, surtout par la terre
jusqu’à la Côte d’Azur. Les choix de l’itinéraire de traversée semblent en
grande partie dictés par les conditions météorologiques, avec des vents
porteurs en aout 2013, qui ont permis une traversée aisée, alors qu’en aout
2014, les vents étaient moins favorables.
Le deuxième exemple (en JAUNE ci-dessus) concerne un jeune
oiseau, marqué dans le Golfe de Porto (Corse) en juin 2014. Le 16/08/2014, il est parti plein sud, mais
par la mer, pour rejoindre la Sardaigne, y faire un petit tour et gagner la
côte algérienne le 20/08. Il a passé tout son premier hiver près de son point
d’arrivée, vers El Kala, hormis quelques semaines plus à l’ouest. Mais contrairement
à la plupart des jeunes qui passent leur premier été sur leur site d’hivernage,
il a regagné la Corse via la Sardaigne dès juin 2015. Après un rapide tour de
Corse, il a stationné vers Porto-Vecchio de juillet à novembre 2015. Et le
22/11/2015, il est redescendu vers le même site d’hivernage en Algérie, en
passant par la Tunisie. Le 29/03/2016, il est reparti vers le nord, en
traversant la Sardaigne à toute vitesse et retrouver son site de naissance le
31/03, soit 2 ans après sa naissance. En avril 2016, il a fréquenté la côte
nord-ouest de la Corse, avec une escapade de 3 jours sur la côte d’Azur, entre
Nice et Marseille en passant par Port-Cros. Puis entre mai et octobre 2016, il
a fait de multiples aller-retours entre le secteur de Scandola et
Porto-Vecchio, en Corse, avant de regagner son site d’hivernage algérien le 28/10/2016.
Surprise n°2 :
les balbuzards parviennent à prendre des thermiques en pleine mer
Ces multiples traversées au-dessus de la mer ont éveillé
notre curiosité. En effet, même si les
balbuzards sont inféodés au milieu
aquatique, ils sont observés en grand nombre sur les cols Pyrénéens en
migration active. Nous pensions que la migration au-dessus de la mer devait s’effectuer en majorité
en vol battu, à basse altitude. En 2017, profitant d’une nouvelle génération de
GPS permettant d’enregistrer des séquences à haute résolution, en 3D, nous
avons équipé 5 jeunes oiseaux au nid en Italie. A notre grande surprise, ces 5 jeunes ont tous franchi des bras de mer de plusieurs
centaines de km, en prenant régulièrement des ascendances thermiques, caractérisées
par des séquences de vol en spirale, typique des grands planeurs. Les oiseaux
ont parfois pu gagner des altitudes de 700 m au dessus de la mer grâce à ces
thermiques, mais en maintenant des battements d’ailes réguliers (déterminés
grâce à d’autres capteurs accélérométriques). Une analyse plus poussée des
conditions environnementales a montré que la présence de thermiques était
conditionnée par des conditions particulières, avec une température de la mer
supérieure à celle de l’air, générant ainsi des courants ascendants par
convection thermique (Duriez et al 2018 Biology Letters). Ces courants
ascendants marins demeurent bien plus faibles que ceux pris sur terre. Mais
cette découverte reste une première chez les rapaces, car le comportement de
prises d’ascendances thermiques pélagiques n’avait été décrit jusque-là que chez
les frégates en milieu tropical et chez quelques goélands.
L’animation ci-dessous montre le vol d’un jeune oiseau entre
l’Ile de Montecristo, près de la côte italienne, et la Corse. Notez que
l’enregistrement des positions n’est pas continu : pour économiser la
batterie, le GPS enregistrait une séquence d’une minute avec une position par
seconde, suivi d’une pause de 5 minutes. C’est pour cela que dans l’animation,
des séquences de thermiques sont interrompues par des montées qui semblent
rectilignes: ce sont en fait des données manquantes, l’oiseau continuant
son vol en spirales entre deux séquences
enregistrées.
1, 2, 3... c'est parti ! (Cliquez ici: https://ayvri.com/scene/z85qxm41k4/cjmgsdp8c0001236guu5l3m2l)
Surprise n° 3 :
on peut observer des balbuzards méditerranéens… n’importe où en Europe.
Maintenant, nous explorons les comportements érratiques de deux jeunes
femelles (italiennes) lors de leur 2ème printemps (3 ans après leur naissance, BLEU et ROUGE) et 3ème printemps (4 ans, ROUGE). Ces comportements hors normes sont similaires à ceux relatés pour les posts précédents sur les aigles de Bonelli et les aigles royaux.
Figure 2: Mouvements erratiques de balbuzards pêcheurs de Méditerranée lors de leur 2ème printemps |
Le premier
individu, marqué poussin en 2014 à Maremma (Fig. 2: BLEU), a passé sa première année 2015 jusque
mars 2016 en Sicile. Le 11/03/2016, il a retraversé la mer plein nord pour
rejoindre Rome. Mais il n’est pas rentré vers son site de naissance: il a
continué à longer les Appenins, puis bifurqué vers l’ouest à Gènes, mais
finalement est reparti vers l’ouest en traversant la Plaine du Pô jusque Venise (22 mars). Il ne s’y est pas attardé : reparti vers Gènes, puis Milan,
Turin, bloqué par les Alpes… redescendu vers Monaco, il a longé la côte jusqu'à
la Camargue (domaine de la Tour du Valat le 7 avril). Changement de cap et retour vers l’est : Nice, Gènes, Florence, Venise …
contournement de la Mer Adriatique, passage en Slovénie, Croatie, puis plein nord et franchissement des Alpes:
survol de Zagreb le 16/04, puis Vienne le lendemain. Pause d’une journée au
lac de Neusiedlersee, à la frontière hongroise, avant de repartir vers l’ouest
et contourner les Alpes par le Nord par l’Autriche, la Bavière, la Suisse
(survol de Genève le 05/05). Là, il reprend vers le sud, en passant au dessus de
Grenoble et Gap le même jour. Le lendemain, poursuite du voyage via Sisteron
pour passer la nuit au Marais du Vigueirat en Camargue. Il longe le Languedoc
et passe en Espagne au col du Perthus le 13/05, pour repasser les Pyrénées vers
Luchon le 16/05 et filer plein nord jusque Limoge qu’il survole le 21/05.
Courte pause d’une journée avant de redescendre et rejoindre Montpellier le
24/05 et revenir sur ses pas vers l’est. Il repasse Monaco et Gènes le lendemain
et rejoint un lac dans les Appenins. Malheureusement son histoire s’arrête
le 2/06, sans que nous connaissions son devenir.
Le deuxième exemple (Fig. 2: ROUGE) est une femelle
marquée poussin en juin 2016 en Toscane. Elle a passé sa première année (2017) en
Sardaigne, qu’elle a quitté le 29/03/2018 en passant par la Corse. Après avoir
rejoint Gènes, puis Venise, elle a gagné la côte croate le 03/04 jusqu’au même
endroit que sa prédécesseuse. Elle a relongé la côte jusqu’à Trieste et rejoint
Vienne le 09/04. De là elle a poursuivi jusqu’en République Tchèque, puis
Munich, la Suisse avant de retraverser les Alpes par les Grisons. Elle est
redescendue par le Appenins jusqu'à la Mer Adriatique à hauteur de Rome et remonter
jusqu’au Delta du Pô le 23/04. Après 3 jours, elle repart vers la France, via
Nice puis remontant la vallée du Rhone jusqu'à Lyon (29/04). Elle redescend vers
la Durance et stationne un mois vers Gap. Puis elle repart vers le sud et
revient en Italie jusqu’au Delta du Pô et le centre de l’Italie pour le reste de
l’année 2018. En mars 2019, elle refait un tour de l’Adriatique en 10
jours: Venise, Slovénie, Croatie, Serbie, jusque Sarajevo puis retour
direct à Rome. Le 21/03/2019, un nouveau périple commence: Gènes, passage
des Alpes au Mercantour, Marseille et presque à Toulouse le 25/03. Puis après
une boucle, elle repart vers le nord par le Rhône, la Suisse (Berne le 29/03),
Allemagne, Strasbourg (31/03) et stationnement entre Verdun et Sedan. Après un
court voyage en Champagne-Ardennes, elle repart vers le nord: Liège puis
Amsterdam le 15/04, puis Berlin le 20/04, où elle restera jusqu’au 10/07. Enfin
elle repart au sud, par Prague (11/07) puis Venise et le Delta du Pô le 15/07,
où son suivi s’est arrêté le 30/07/2019.
Ces deux exemples semblent illustrer le besoin d’exploration
de ces jeunes oiseaux immatures, en quête d’un site de reproduction. Il se pourrait
qu’ils aient besoin de voyager pour se faire une « carte mentale » à très large échelle de leur environnement. Notez qu’il s’agissait de deux femelles, et chez les rapaces, ce sont en
général les femelles qui dispersent le plus loin de leur site de naissance.
D’ailleurs depuis l’été 2018, une femelle née en Corse se reproduit en
Aquitaine… En conclusion, parmi les nombreux balbuzards observés en France lors
des migrations, certains sont des oiseaux appartenant à la petite populations
méditerranéenne, vulnérable.
Pour en savoir plus, vous pouvez consulter les articles correspondants aux études citées:
- Duriez O, Monti F, Grémillet D. 2019. Quel futur pour les balbuzards de Corse et de laréserve naturelle de Scandola ? Scientific Reports of Port-Cros National Park 33:217–221.
- Duriez O, Péron G, Grémillet D, Sforzi A, Monti F. 2018. Migrating ospreys use thermal uplift over the open sea. Biology Letters 14:20180687.
- Monti F, Delfour F, Arnal V, Zenboudji S, Duriez O, Montgelard C. 2018a. Genetic connectivity among ospreypopulations and consequences for conservation: philopatry versus dispersal askey factors. Conservation Genetics 19:839–851.
- Monti F, Dominici JM, Choquet R, Duriez O, Sammuri G, Sforzi A. 2014. The Osprey reintroduction in Central Italy: dispersal, survival and first breeding data. Bird Study 61:465–473.
- Monti F, Dominici JM, Gremillet D, Duriez O. 2017. Ecologie et conservation du balbuzard pêcheur Pandion haliaetus en Méditerranée. Ornithos 24:257–271.
- Monti F, Duriez O, Arnal V, Dominici J-M, Sforzi A, Fusani L, Gremillet D, Montgelard C. 2015. Being cosmopolitan: evolutionary history and phylogeography of a specialized raptor,the Osprey Pandion haliaetus. BMC Evolutionary Biology 15:255.
- Monti F, Duriez O, Dominici J-M, Sforzi A, Robert A, Fusani L, Gremillet D. 2018b. The price of success: integrative long-term study reveals ecotourism impacts on a flagship species at a UNESCO site. Animal Conservation 21:448–458.
- Monti F, Duriez O, Dominici J-M, Sforzi A, Robert A, Grémillet D. 2018c. Conserving wildlife facing mass-tourism calls for effective management. Animal Conservation 21:463–464.
- Monti F, Grémillet D, Sforzi A, Dominici J-M, Triay-Bagur R, Muñoz Navarro A, Fusani L, Duriez O. 2018d. Migration and wintering strategies in the vulnerable Mediterranean osprey populations.Ibis 160:554–567.
- Monti F, Grémillet D, Sforzi A, Dominici J-M, Triay-Bagur R, Muñoz Navarro A, Fusani L, Klaassen R, Alerstam T, Duriez O. 2018e. Migration distance affects stopover use but not travelspeed: contrasting patterns between long- and short-distance migrating ospreys.Journal of Avian Biology 49:e01839.
- Monti F, Nibani H, Dominici J-M, Rguibi-Idrissi H, Thévenet M, Beaubrun P-C, Duriez O. 2013. The vulnerable Osprey breeding population of the Al Hoceima National Park, Morocco: present status and threats. Ostrich 84:199–204.
-
Péron, G., C. H. Fleming, O. Duriez, J. Fluhr, C. Itty, S. Lambertucci, K. Safi, E. L. C. Shepard, and J. M. Calabrese. 2017. The energy landscape predicts flight height and wind turbine collision hazard in three species of large soaring raptor. Journalof Applied Ecology 54:1895–1906.
Rédacteurs: Olivier Duriez, Flavio Monti et Jean-Marie Dominici
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