vendredi 12 juillet 2024

Les fluctuations de survie entre années diffèrent-elles entre passereaux migrateurs et résidents ?

Bouscarle de Cetti (B. Mohring)
En période de reproduction, les communautés d'oiseaux de latitudes tempérées sont composées de deux groupes d'espèces : les espèces qui passent tout leur cycle annuel dans leur région de reproduction ou à proximité (quelques centaines de kilomètres), et les espèces migratrices à longue distance qui passent 4-5 mois en France et le reste en voyage vers et sur leurs aires d'hivernage africaines. Ces migrations saisonnières sont réputées risquées, exposant les oiseaux à de multiples nouveautés (prédateurs, ressources, compétition) et contraintes physiologiques (effort physique, déficit de sommeil, phénologie).

Malgré ces différences, l’étude récente de Ghislain et al. (2024, Ecology) révèle que les variations entre années de survie des adultes des 16 espèces de passereaux les plus communs en France sont très fortement synchronisées: elles sont communes à 73 % (47-94%) entre les espèces, comprenant 9 résidentes ou migratrices à courte distance et 7 migratrices à longue distance. Autrement dit, les années de forte - ou faible - mortalité sont majoritairement les mêmes sur l'ensemble des espèces, quelles que soient leurs stratégies migratoires. En somme, la qualité des conditions pour la reproduction (probablement via les coûts de reproduction) semble plus compter que la dangerosité du trajet migratoire ou les différences de rigueur hivernale.

Figure : Les variations annuelles des taux de survie entre les 16 espèces étudiées sont très fortement synchrones (à 73%), bien que 9 espèces soient résidentes/migratrices à courte distance (en orange) et 7 soient migratrices à longue distance (en bleu).

Ce résultat, complété par quelques autres références récentes discutées dans l'article, soutient que les qualités des conditions environnementales dans lesquelles les oiseaux se reproduisent ont une incidence déterminante sur leur probabilité de survivre jusqu'à la saison de reproduction suivante, même pour les espèces ne passant que le tiers de l'année dans leur aire de reproduction. Cela renforce l'idée qu'il est prioritaire de maintenir des écosystèmes diversifiés et fonctionnels sous nos latitudes, pour préserver la biodiversité commune aviaire, y compris celle que nous partageons à l'échelle intercontinentale.

Les espèces prises en compte étaient (classées des plus au moins synchrones avec les autres): 

- pour les résidentes et migratrices à courte distance: Fauvette à tête noire, Rougegorge familier, Accenteur mouchet, Mésange charbonnière, Troglodyte mignon, Merle noir, Grive musicienne, Pouillot véloce, et Bouscarle de Cetti (cette dernière étant la moins 'synchrone', probablement du fait de sa sensibilité à la rigueur hivernale);

-  pour les migratrices à longue distance: Rousserolle effarvate, Fauvette grisette, Rossignol philomèle, Hypolaïs polyglotte, Pouillot fitis, Phragmite des joncs, et Fauvette des jardins.

Cette étude a été possible grâce aux 226 bagueur-se-s ayant collecté les données de Suivi Temporel des Oiseaux Communs par Capture, et l’analyse de ces données par une équipe de chercheur-se-s des unités Mécanismes adaptatifs et évolution, Centre d’Ecologie et des Sciences dela Conservation, Centre d’Ecologie Fonctionnelle et Evolutive, et Centre d’Etudes Biologiques de Chizé, financés par la Région Nord-Pas de Calais / Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (projet DEMOSPACE) et l'Agence National de la Recherche (projet DEMOCOM 'Climate and management effects on community dynamics - developing multispecies demography', ANR-16-CE2-0007).

Pour en savoir plus, lisez les articles :

Ghislain, M. / Bonnet, T., Godeau, U., Dehorter, O., Gimenez, O., & Henry, P.-Y. (2024). Synchrony in adult survival is remarkably strong among common temperate songbirds across France. Ecology 105(6), e4305.

Bonnet, T., Ghislain, M., & Henry, P.-Y. (2024). Studying interspecific synchrony in bird survival using Constant Effort Sites mist-netting scheme. The Bulletin of the Ecological Society of America, 105(3), e2155. 

Rédaction: Manon Ghislain

mercredi 29 mai 2024

Plus le printemps est précoce, plus les mésanges se reproduisent tôt, sauf chez la mésange bleue en milieu ouvert

En réponse à la précocité accrue de la chaleur printanière, de nombreuses espèces avancent leur période de reproduction. Cette capacité à ajuster les stades de son cycle de vie annuelle aux conditions environnementales est appelée 'plasticité phénologique' et varie d'une espèce à l'autre, en fonction des traits d'histoire de vie et écologiques. Bailey et al. (2022) ont montré d'importantes variations dans la plasticité phénologique des dates de ponte entre les populations de mésanges (Parus major et Cyanistes caeruleus) et ont suggéré que l'environnement local (type de forêt et exposition au changement climatique) expliquait ces différences de plasticité. Leur étude a souligné l'importance d'étudier les variations de plasticité entre les populations, car cela pourrait expliquer le déclin actuel de certaines populations. Cependant, l'étude des changements phénologiques dans l'espace et dans le temps est difficile à réaliser lorsqu'on est limité à l'étude d'espèces se reproduisant dans des nichoirs.

Défi méthodologique : Déduire la phénologie de reproduction à partir de suivis par capture à large échelle - le Suivi Temporel des Oiseaux Communs par Capture

Contrairement aux suivis d'individus se reproduisant en nichoirs, les suivis participatifs, tels que le STOC Capture, fournissent des données couvrant une bien plus grande variété d'habitats (et d'espèces) -mais ne documentent la reproduction qu'à l'échelle des populations.  L'un des indices observables de la phénologie de la reproduction est l'apparition croissante de juvéniles dans la population au cours de la saison de reproduction (inspiré de Moussus et al. 2011, Fig. 1). Dans l'étude récente de Cuchot et al. (2024), le premier objectif a été de concevoir une méthode d'analyse permettant d'estimer la phénologie de la reproduction à partir des données d'âge-ratio des oiseaux capturés. Pour ce faire, Cuchot et al. ont utilisé des modèles non linéaires hiérarchiques, dans un cadre Bayésien, exploitant les paramètres de la forme de la courbe "en S" associés à la phénologie de l'envol des jeunes (Fig. 1), et permettant de modéliser les variations de phénologie entre sites et entre années en fonction des variations de température (c'est-à-dire la plasticité de la date d'envol à la température).

Figure 1. La proportion de juvéniles augmente tout au long de la saison de reproduction. Au début, les poussins ne sont pas encore nés (ou envolés), seuls les adultes sont capturés. À la fin, presque tous les juvéniles se sont envolés et peuvent être capturés.

Défi scientifique : Comprendre l'influence des perturbations anthropiques de l'habitat (urbanisation, déforestation) sur la plasticité phénologique

Le modèle de Cuchot et al. a ainsi permis d'étudier deux facteurs d'habitat pouvant générer des différences de plasticité phénologique entre sites : le degré de déforestation (mesuré par la quantité de couvert forestier, inversement proportionnelle à la proportion de terres agricoles), et le degré d'urbanisation (mesuré par la proportion de surface imperméabilisée, c'est à dire bâti et infrastructures de transport), dans un rayon de 1 km autour de chaque site de STOC Capture. Cette étude a été menée chez deux espèces dépendant des arbres pour se reproduire: la mésange charbonnière - réputée généraliste (abondante dans de nombreux habitats), et la mésange bleue - relativement plus spécialisée sur les forêts de feuillus.

Les résultats indiquent que la plasticité phénologique est très variable entre les populations de mésanges. Plus il fait chaud tôt, plus les jeunes mésanges s'envolent tôt (c'est à dire plus les mésanges se reproduisent tôt). Cette relation est largement maintenue sur le gradient rural-urbain (Fig. 2). Par contre, les deux espèces diffèrent dans leur réponse à la perte du couvert forestier, associée à l'exposition à l'habitat agricole: l'espèce généraliste (M. charbonnière) maintient sa plasticité phénologique relativement stable, alors que l'espèce spécialiste de forêt de feuillus (M. bleue) perd sa plasticité (elle ne s'ajuste plus aux fluctuations de température du printemps). Ces résultats indiquent que l'habitat et/ou son niveau de perturbation par les activités humaines peuvent modifier les capacités d’ajustement du cycle de reproduction en réponse au réchauffement climatique, même chez des espèces communes.


Figure 2.  La date moyenne d'envol des jeunes est fonction de la température printanière (en abscisse), sur les gradients forêt-ouvert/agricole (gauche) et rural-urbain (droite). La pente mesure la plasticité: plus la relation est pentue, plus la date de reproduction est plastique, ajustée à la température. Les pentes de la mésange bleue (plutôt spécialiste de forêt de feuillus; en haut) varient plus entre les habitats que les pentes de la mésange charbonnière (réputée très généraliste, en bas). Et les mésanges bleues perdent leur plasticité sur les sites les moins forestiers, c'est à dire les plus agricoles (adapté de Cuchot et al. 2024).

Ces découvertes sur la plasticité de reproduction n'auraient pas été possibles sans l'engagement de très nombreux bagueurs et bagueuses, sur les 30 dernières années (Fig. 3), dans le cadre du programme STOC Capture mené par le CRBPO (Centre de Recherches sur la Biologie des Populations d'Oiseaux), soutenu par le Muséum National d'Histoire Naturelle (MNHN), le CNRS et l'Office Français de la Biodiversité. La présente recherche a été menée dans le cadre du projet MOMMIN, et de la thèse de doctorat de Paul Cuchot (voir post), grâce à un mécénat de la fondation BNP Paribas.

Figure 3. Sites STOC Capture utilisés dans l'étude de Cuchot et al. (2024)

Références citées

Bailey, L. D., van de Pol, M., Adriaensen, F., Arct, A., Barba, E., Bellamy, P. E., Bonamour, S., Bouvier, J.-C., Burgess, M. D., Charmantier, A., Cusimano, C., Doligez, B., Drobniak, S. M., Dubiec, A., Eens, M., Eeva, T., Ferns, P. N., Goodenough, A. E., Hartley, I. R., … Visser, M. E. (2022). Bird populations most exposed to climate change are less sensitive to climatic variation. Nature Communications, 13(1), 2112.

Moussus, J.-P., Clavel, J., Jiguet, F., & Julliard, R. (2011). Which are the phenologically flexible species? A case study with common passerine birds. Oïkos, 120(7), 991–998 

Pour en savoir plus, lisez l'article complet: 

Cuchot, P., Bonnet, T., Dehorter, O., & Henry, P.-Y. / Teplitsky, C. (2024). How interacting anthropogenic pressures alter the plasticity of breeding time in two common songbirds. Journal of Animal Ecology 93(7): 771-790.

Voir également le post, en anglais, sur le blog 'Animal Ecology in Focus'.

Rédaction: Paul Cuchot